Rompre les chaînes des relations financières injustes

Autonomisation des femmes dans la chaîne de valeur de la pêche à Bargny, Sénégal

28 février 2023
2 femmes devant un panier de poisson séché
Crédit photos: PNUD Sénégal

Par Ibrahima Khalil Ndiaye, Aminata Bâ, et Dominique Diouf 
Acc Lab PNUD Sénégal

Avec la ferme conviction que ceux qui sont les plus proches des défis de développement possèdent le plus de connaissances à leur sujet, le Laboratoire d'Accélération (Accelerator Lab) du PNUD au Sénégal a rassemblé un groupe diversifié d'intervenants, notamment des communautés, des universités, des gouvernants locaux, différentes unités du Bureau Pays du PNUD et des innovateurs, pour s'attaquer aux problèmes auxquels sont confrontées les femmes dans la chaîne de valeur de la pêche à Bargny, une banlieue côtière située à seulement 30 km de Dakar, la capitale. En réfléchissant ensemble à ces défis, le laboratoire vise à mieux comprendre la complexité de la situation et à trouver des moyens d'impacter positivement la vie de ces femmes.

Cette approche unique pour aborder les défis du développement a permis d'évoluer du périmètre initiale du projet vers une proposition de valeur plus large et intégrée prenant en compte les multi colinéarités entre les aspects sociaux, environnementaux, économiques et politiques de la situation. Chaque perspective et idée étant prise en compte à la façon dont un graphique de réseau affiche la distribution et les interrelations entre une constellation de points de données.

Au Sénégal, le secteur de la pêche joue un rôle crucial dans l'économie du pays et est une source importante de moyens de subsistance pour les communautés côtières. Le secteur génère des revenus d'exportation substantiels, les produits de la pêche se classant parmi les premières exportations du pays. Avec 600 000 emplois créés, le secteur de la pêche contribue à 11,5% du PIB du Sénégal (DPEE, 2022). Bien que faisant face à des défis liés à la diminution des ressources halieutiques, en 2019, l'Agence nationale de statistiques a rapporté une augmentation de 13,4% des débarquements de produits de la pêche le long des 718 km de côtes sénégalaises, totalisant 451 000 t. Les femmes des communautés actives dans la pêche jouent un rôle crucial dans la transformation locale d'un tiers de ces captures en utilisant des techniques artisanales traditionnelles, alors que de plus en plus d'hommes investissent ce segment en raison de sa valeur commerciale croissante, qui a augmenté de 12,9% entre 2018 et 2019.

Groupe de femme au travail sous la fumée, des usines derrière elle
Femmes devant un tas de poisson séché

Cependant, malgré cette croissance rapportée, les femmes qui travaillent dans la banlieue côtière animée de Bargny sont confrontées à un certain nombre de défis qui entravent leur capacité à gagner un revenu décent. Alors que la valeur commerciale du secteur s’apprécie, elles ont du mal à joindre les deux bouts et sont obligées de travailler dans des conditions insalubres et souffrent des dommages environnementaux causés par les usines de ciment voisines. De plus, leurs difficultés financières sont aggravées par des relations injustes avec des prêteurs informels qui pratiquent des taux prohibitifs et conditionnent leurs prêts à la garantie de rachat du produit final à des prix inférieurs au marché. Ces contradictions soulignent la nécessité de solutions innovantes qui abordent les défis complexes auxquels sont confrontées ces femmes et les aident à améliorer leur stabilité financière et leurs conditions de travail.

Lors d'un de nos groupes de discussion, il y a eu ce moment émouvant où Kiné Diop, dirigeant l'une des associations, au bord des larmes, raconte le combat des femmes de sa communauté. Elle a parlé des trajets épuisants qu'elles font chaque jour pour acheter du poisson auprès des pirogues amarrées sur la côte, après avoir obtenu un hypothétique emprunt pour leur fonds de roulement quotidien.

Elles doivent ensuite faire transporter de lourdes charges de poisson jusqu'à leurs sites de production, où elles doivent ensuite les traiter et les transformer en utilisant des méthodes traditionnelles ardues et douloureuses, inhalant des fumées et des particules rejetées par les cheminées des usines de ciment voisines. Malgré ce dur labeur, elles ne parviennent souvent à vendre leur poisson qu'à une faible marge, les laissant avec très peu de revenus. Pour aggraver les choses, bon nombre de ces femmes ont également des difficultés de remboursement au vu des conditions défavorables auxquelles elles obtiennent ces concours financiers informels iniques.  Les prêts, qui étaient censés les aider à développer leur activité deviennent ainsi un fardeau. Elles restent ainsi piégées dans un cycle de pauvreté et de dette, avec peu d'espoir de s'en sortir.

Pour briser ce cycle vicieux, le Programme Pays du PNUD a adopté une approche intégrée visant à accroître l'inclusion financière des femmes dans l'industrie de transformation du poisson, mais également à traiter les défis adjacents tels que l'impact environnemental, les questions de genre, la protection sociale, l'accès à des installations sanitaires dignes et l'utilisation de sources d'énergie plus propres pour l’éclairage des sites de production avec le solaire.

4 femmes assises devant de grandes feuilles de papier
PNUD Sénégal

Spécifiquement, l’expérimentation pilote visant à aborder la question de l'inclusion financière consiste en une collaboration entre Wave Mobile Money (en tant que canal de décaissement et remboursement de prêts) et trois associations de femmes locales. Chaque association a reçu une subvention de 80 000 dollars US du PNUD, à partir de laquelle les femmes peuvent individuellement accéder à des crédits allant jusqu'à 1 000 dollars US avec une période de remboursement de 6 mois, par opposition à l'échéancier de remboursement hebdomadaire des prêts informels précédents. De plus, les 1087 membres ont bénéficié d'une formation en éducation financière et ont été inscrites à un régime d'assurance maladie universelle annuel comme moyen de réduire leur vulnérabilité à la survenu de maladies pouvant porter un coup d’arrêt à leurs activités de subsistance. Ce modèle a été élaboré en partenariat avec l'ADEPME, le partenaire national responsable de la promotion de l'entrepreneuriat et des petites et moyennes entreprises avec le cabinet Deloitte assurant la qualité du suivi du projet.

L'objectif est d'utiliser les services financiers mobiles pour aider les femmes à opérer une transition permettant d’accéder aux fournisseurs de services financiers formels, avec des tickets de concours financiers progressifs permettant de bâtir une croissance de leur activité. L'hypothèse est que les informations générées par les services mobiles peuvent fournir des informations précieuses sur le comportement financier et la solvabilité.

Au Sénégal, l'utilisation de services financiers mobiles est caractérisée par un marché hautement compétitif et en évolution rapide, avec environ 22% des adultes ayant un compte de mobile money en 2020 selon la Banque Mondiale. Les principaux fournisseurs comprennent Orange Money, Wave et Free Money. Les politiques publiques encouragent également l'utilisation de services financiers mobiles, notamment en adoptant une stratégie nationale d’inclusion financière qui prévoient aussi des incitations fiscales. En outre, la pandémie de COVID-19 a accéléré l'adoption de ces services avec la nécessité qui s’impose de mener des transactions financières tout en minimisant les contacts physiques.

En exploitant la grande quantité de données générées par les services financiers mobiles, il est possible de franchir le dernier kilomètre pour l’accès au financement des personnes à faible revenu et des petites et moyennes entreprises. De plus, cette expérimentation vise à mettre en lumière potentiel des données digitales pour desservir le secteur informel et contribuer à combler l'écart entre les nouveaux entrants disruptifs et agiles et les institutions financières plus classiques. Pour inclure le secteur informel, il est en effet nécessaire de bâtir les modèles économiques du futur, en se basant sur l’analyse de données réelles et sur des partenariats au-delà des cloisons.

Deux mois après les premiers décaissements de crédits, les résultats initiaux semblent prometteurs. Par exemple, lors de notre visite à l'association "Union des femmes transformatrices" le 23 février 2023, un total de 66 738 dollars a déjà été versé sur les comptes de mobile money de 244 femmes début janvier, avec un ticket moyen de crédit de 250 dollars US. A la première échéance en début février, il n'y avait aucun défaut de paiement et un total de 5 840 dollars US a déjà été entièrement remboursé. Bien que les montants des prêts puissent sembler petits, ils font une différence significative dans la vie des bénéficiaires. Adama, que nous avons interviewée lors de notre visite, n'a plus besoin de chercher des prêts informels ou de compter sur l'argent de son fils pour son fonds de roulement quotidien. Avec un calendrier de remboursement confortable, elle peut se permettre d'acheter suffisamment de poissons pour la transformation et la revente, contrairement aux conditions financières stressantes qu'elle a connues auparavant. Adama a récemment pu revendre au meilleur prix du marché, réalisant une marge de 100%, mettant en évidence l'attrait des produits de poisson transformé et la perte de valeur qu'elles subissaient auparavant avec une marge maximale de 30% en raison de conditions commerciales défavorables. Bien qu'il y ait une légère courbe d'apprentissage pour certaines femmes qui n'étaient pas adeptes des outils digitaux avant le programme, elles peuvent toujours compter sur l'aide de Fatoumata, la volontaire communautaire des Nations Unies qui est profondément immergée dans leur communauté et qui assure le suivi de l'activité sur le terrain quotidiennement.

Pour la suite de l’aventure, nous prévoyons de réaliser un essai randomisé afin de mesurer l'impact de notre intervention, en comparant les résultats avec un groupe témoin qui n'a pas bénéficié du même type d’appui et n'utilise pas les services financiers mobiles. Des sources de données supplémentaires seront recherchées pour aider dans cette évaluation. Cette intervention a été menée par le pôle Croissance Inclusive et Développement Durable du PNUD, avec l’appui de l'Accelerator Lab.

Restez avec nous pour avoir des informations mises à jour sur les résultats de l'utilisation des services financiers mobiles pour renforcer la stabilité et la résilience des femmes dans la chaîne de valeur de la pêche à Bargny. Nous examinerons également les opportunités de porter ce modèle à plus grande échelle !

Groupes d'hommes et de femmes devant un bâtiment
Groupe de plusieurs femmes