Violence basée sur le genre en Tunisie : Comment les victimes parcourent-elles un chemin semé d'embûches ?

20 mai 2022

L'Accelerator Lab en Tunisie, en collaboration avec l'initiative de la Réforme du Système de Sécurité du PNUD, a exploré différentes facettes de la violence basée sur le genre (VBG) en Tunisie pour élucider ce défi complexe qui est façonné par diverses forces sociales, politiques, culturelles et économiques avec en toile de fond la loi 58, adoptée en 2017.

En vertu de cette nouvelle loi, l'État est non seulement chargé de poursuivre les auteurs de violences à l'égard des femmes, mais aussi de la prévention de la VBG et la protection des victimes. Les ministères de l'éducation, de la santé, des affaires sociales, de la justice et de l'intérieur ainsi que les médias sont entre autres chargés de former le personnel et les professionnels à la prévention de la violence contre les femmes. La loi tient également la police responsable du traitement rapide des plaintes des victimes et des signalements des cas de violence.

Suite à la mise en œuvre de la loi 58 au cours des 4 dernières années, il était primordial de comprendre l'écosystème institutionnel de soutien aux victimes de VBG émergent. Ce voyage d'apprentissage était destiné à renforcer les efforts actuels du PNUD pour améliorer la qualité du soutien apporté aux victimes de VBG dans les unités spécialisées et adopter une approche de portefeuille VBG en Tunisie.

Dans ce blog, nous allons vous faire explorer notre voyage d'apprentissage durant lequel nous avons recueilli des enseignements à partir de plus de 30 perspectives différentes sur la VBG, les facteurs clés de son système de soutien, ainsi que les défis à relever. Notre voyage d'apprentissage est principalement axé sur un type spécifique de VBG appelé violence entre partenaires intimes (VPI) et se concentre donc sur la violence dans le contexte des relations conjugales qui constitue la majorité des cas de VBG en Tunisie et dans le monde.

Quelques notes méthodologiques

Les enseignements extraits de ce processus d'apprentissage sont basés sur des modèles observés à partir de diverses sources de données. Nous avons interviewé plus d'une trentaine d'acteurs liés d'une manière ou d'une autre à la VBG, y compris des institutions gouvernementales locales, notamment des secteurs de la sécurité, des affaires sociales, de la justice, de l'éducation, de la santé et des affaires familiales, des OSC locales et nationales impliquées dans le soutien aux femmes victimes de violence, des sociologues impliqués dans la VBG, des avocats indépendants et des victimes de violence.

Bien qu'il s'agisse d'une source importante d'enseignements, nous avons également puisé dans la recherche académique qui a étudié le phénomène de la VBG dans le contexte tunisien y compris les études quantitatives menées au cours des huit dernières années. La superposition de ces sources d'information a permis de dégager des enseignements et des modèles supplémentaires.

Qu'avons-nous appris jusqu'à présent ?

Pour refléter les thèmes émergents de notre phase de détection, nous avons créé un modèle dans lequel nous avons concentré les questions d'apprentissage clés que nous avons divisé en trois parties: Système de soutien/ressources ; Menaces et facteurs de risque ; et Convictions et politiques.

Ressources de soutien

Sont considérées comme ressources de soutien toutes les ressources disponibles pour les femmes victimes de violence, qu'elles soient personnelles, sociales, professionnelles et/ou institutionnelles. Les ressources institutionnelles sont les acteurs impliqués dans la mise en œuvre de la Loi 58.

Les systèmes de soutien personnel et leur importance dans la VBG

"Les femmes qui demandent de l’aide institutionnelle sont pour la plupart du temps celles qui ne disposent pas d’un système de soutien personnel". Lorsqu'on leur a demandé quels étaient les facteurs qui les poussaient à saisir la justice, presque toutes les personnes interrogées ont mentionné le soutien personnel. Les femmes sont souvent encouragées à porter plainte lorsqu'elles sont soutenues par leur entourage (ami proche, membre de la famille ou voisin). Les personnes disposant d'un soutien personnel limité sont paradoxalement les plus vulnérables et celles qui ont le plus besoin d'un système institutionnel pour les accompagner. En outre, de nombreuses victimes interrogées ont indiqué que leurs conjoints ont tendance à les isoler de la société, de leurs amis, de leurs familles et de leurs voisins. Un tel acte les dissuaderait de saisir la justice ou de bénéficier de tout autre soutien institutionnel.

L’administration : un cercle vicieux

Très peu de plaintes aboutissent à des condamnations effectives[1] malgré le nombre croissant de femmes qui cherchent un soutien juridique. Les procédures judiciaires sont longues (elles durent en moyenne de 1 à 1,5 ans selon les avocats interrogés) et c’est pour cette raison que de nombreuses victimes renoncent à porter plainte. Les membres des OSC locales chargées de soutenir les femmes victimes de violence expliquent que leur rétraction est en fait liée aux décisions des administrateurs de mettre fin aux procédures judiciaires. "Beaucoup de femmes changent d'avis ou subissent des pressions pour retirer leurs plaintes. Il a été rapporté que bon nombre d’entre elles portent plainte pour "effrayer leur conjoint", et c’est un moyen de pression pour qu’ils cessent leur comportement violent. Toutefois, elles n'ont pas l'intention d’engager des poursuites judiciaires. De nombreux agents des institutions publiques ne vont pas s’investir sur un dossier qui sera probablement par la suite retiré. Ils préfèrent donc temporiser et voir si la victime revient ultérieurement plus déterminée à entamer les procédures."

Un tel comportement entrave davantage le processus et découragerait les femmes qui perçoivent les procédures de plainte comme longues, voire en sommeil. Parmi les autres facteurs entrainant ce phénomène, on compte les ressources humaines limitées pour le traitement de toutes les plaintes reçues. Bien qu'il n'existe pas de statistiques sur le sujet, une de nos interlocutrices a mentionné qu’il y a un pourcentage important de dossiers "dont le suivi ne peut être assuré par le personnel ».

[1] Source: FRANCE 24: la société civile tunisienne au chevet des femmes victimes de violences

Pression et dissuasion

De nombreuses femmes auraient été dissuadées par des agents du système de sécurité, de santé ou d'affaires sociales ou des acteurs du système judiciaire de porter plainte. La plupart ont expliqué qu'ils essayaient de "régler" les problèmes conjugaux pour éviter que les victimes n'engagent des poursuites judiciaires.

Bon nombre de ceux qui ont déclaré avoir dissuadé les victimes essayaient de leur éviter de subir les injustices car selon eux, elles seraient confrontées à des procédures administratives et juridiques longues et inefficaces. Plusieurs acteurs pensaient que l'infraction commise ne méritait pas une attention juridique.

En effet, malgré une évolution notable dans la taxonomie de la violence, beaucoup d'agents du système d'appui institutionnel pour VBG que nous avons interviewés croient que certains types de violence ne devraient pas être sanctionnés par la loi.  D'autres se croient en charge de régler les problèmes en l'absence d'autres mécanismes de résolution des conflits. Par ailleurs, beaucoup ont déclaré avoir aidé des couples à se réconcilier en jouant les médiateurs. Dans un pays où culturellement et religieusement, les gens pensent qu'il est de leur devoir de contribuer à la résolution des problèmes, on constate une forte résistance à l'application de certains aspects de la loi.

Un environnement de signalement hostile

Les plaintes pour VBG sont le plus souvent déposées auprès d'unités spécialisées créées à cet effet dans les commissariats de police. Le personnel est composé d'hommes et de femmes occupant des postes de policiers et affectés à ces unités. De nombreuses femmes ont déclaré être intimidées par l'association de ces unités spécialisées avec la criminalité.

"Le poste de police n'est pas un endroit où l'on devrait être vu et ce n'est pas un endroit approprié pour les femmes et les enfants" a déclaré une des personnes interrogées en faisant référence aux femmes qui sont obligées d'emmener leurs enfants avec elles au poste de police pour signaler les violences. La plupart des signalements de violences domestiques ont lieu après 17 heures et pendant les week-ends lorsque l'unité est déjà fermée.

Cela signifie que la plupart des plaintes sont déposées au bureau de permanence tenu par un policier non formé. Les femmes attendent dans des espaces communs où opèrent d’autres services, autrement dit, dans un environnement très masculin et souvent intimidant surtout pour les femmes victimes de VBG.

Confiance et coordination intersectorielle : un réseau au sein du réseau

Au lendemain de l'entrée en vigueur de la loi 58, des organismes de coordination locaux ont été créés pour s'assurer qu'un mécanisme de suivi soit mis en place pour soutenir les femmes victimes de violence à tous les stades de la procédure et dans tous les secteurs de manière cohérente. Le comité a aussi pour rôle de s'assurer que le processus de traitement de la VBG soit rapide et réactif et que des mesures sont prises en temps voulu. Les rapports de ces comités mettent en évidence un mécanisme qui peine souvent à impliquer tous les acteurs et à les faire participer.

L'un des enseignements tirés de notre voyage d'apprentissage est que la confiance entre les membres du comité et les liens informels et personnels qui les unissent contribue fortement à une prise en charge efficace. Un membre nous a confié : "Je sais exactement qui est fiable et qui ne l'est pas dans le système et nous nous faisons tous confiance. Lorsque j'envoie une victime à x, je sais qu'il/elle fera le nécessaire rapidement".

Soutien financier et logistique

Les femmes victimes de VBG sont parfois des femmes ne disposant pas de moyens financiers immédiats. Elles sont souvent des mères qui s'occupent seules des affaires familiales. Cela peut être extrêmement problématique pour l’accès à des services spécifiques et pour être protégées. Parfois, le déménagement du conjoint du domicile conjugal ne suffit pas à garantir la sécurité de la victime et de ses enfants. Les centres de refuge qui permettent aux femmes d'être hébergées au moins temporairement ne se trouvent pas dans toutes les villes et régions.

De même, suivre les poursuites judiciaires nécessitent ont des coûts logistiques très souvent élevés. Ces coûts ont souvent été couverts par les membres des ONG de leurs budgets personnels. Le transport est souvent organisé par les membres du comité local qui collectent de l'argent à cette fin et dans certains cas des propriétaires d’hôtels contribuent à aider les victimes de violences en leurs offrant des séjours gratuits.

L'information est essentielle

Certains des acteurs des ONG que nous avons interrogés ont fait remarquer que les conseils et l'orientation qu'ils fournissent aux victimes sont souvent déterminants dans l'issue des procédures judiciaires. Un participant a déclaré que les agents administratifs prennent les femmes plus au sérieux lorsqu'ils apprennent qu'elles sont hébergées par des ONG bien informées, car elles s’y connaissent mieux en droit, les procédures à suivre et les personnes à contacter.

L'information semble donc être un facteur clé. Dans un des entretiens, le système d'aide aux victimes de VBG est décrit comme "une femme entourée de nombreux prestataires de services et d'organisations de soutien, mais perdue et ne comprenant pas vers qui elle doit se tourner, alors que les organisations se "lancent la balle" les unes aux autres". Il est essentiel de vulgariser tout ce qui tourne autour de la Loi 58, mais il est d’autant plus urgent de créer des procédures opérationnelles standardisées qui seraient diffusées entre les acteurs des différents secteurs et de partager à grande échelle les connaissances pratiques des démarches à suivre pour différents cas de VBG auprès des victimes et des personnes concernées.

Soutien psychosocial : Je m'adresse à ceux en qui j'ai confiance

Si le soutien psychosocial est fourni de manière formelle par plusieurs ONG locales (par des personnes très bien formées pour fournir ce type de soutien), de nombreux entretiens ont révélé qu’un soutien psychosocial informel indirect est offert dans diverses administrations qui ne sont pas spécialisées ou ne fournissent pas officiellement ce service. "Les femmes victimes de violences sont souvent simplement à la recherche de réactions compatissantes". De nombreuses femmes se rendent dans les unités spécialisées non pas pour porter plainte mais simplement pour être écoutées par des personnes qui feront preuve d’empathie, ce qu'elles n'obtiennent souvent pas auprès de leurs familles et leurs communautés.

Menaces et facteurs de risque

Dans cette partie, nous explorons les facteurs clés qui sont en corrélation avec la VBG selon les personnes interrogées et les recherches consultées.

Un choc culturel au sein des foyers tunisiens

Un nombre important d'acteurs en contact direct avec les victimes et les survivants de la VBG ont indiqué que le rapport de force entre époux est un élément déclencheur majeur de conflits et souvent de violence. Selon un sociologue que nous avons interrogé, les discussions entre les hommes portent souvent sur leur image de personnalité dominante du foyer et comment préserver leur statut de décideur. Cependant, dans de nombreuses cultures ces rôles de genre socialement construits ne sont pas une source de conflit au sein du foyer.

Nombre de nos interviewés pensent qu'en Tunisie, l'éducation contribuerait à générer un fossé dans le couple. Alors que les femmes sont élevées pour devenir des leaders, des membres financièrement autonomes et importantes de la société, les hommes ont encore élevés dans de nombreux foyers en suivant le modèle patriarcal. En effet, le rôle et le statut des femmes dans la société tunisienne ont connu une évolution depuis la promulgation du Code du statut personnel qui est une série de lois progressistes visant à instaurer l'égalité entre les sexes.

Les conditions économiques ont également poussé les femmes à être autonomes et à contribuer financièrement lorsqu’un seul revenu ne suffit plus pour un ménage. Cela crée un choc des mentalités et de la façon dont les rôles de genre sont perçus par les hommes et les femmes, causant ainsi dans certains cas des conflits.

Du conflit à la violence

Le conflit s’immisce dans nos relations, y compris les relations conjugales. Si selon les personnes interrogées, le conflit peut souvent être un déclencheur de violence, le lien entre conflit et violence n'est pas toujours direct. Selon de nombreuses personnes interrogées, les conflits étaient résolus dans le passé grâce à l’intervention des plus âgés de la famille, notamment dans les régions du sud de la Tunisie. On voyait souvent (et cela persiste dans certains ménages) une femme quitter le domicile conjugal pour passer quelques jours chez ses parents pour fuir les tensions à la maison.

Cela déclenchait une intervention de la famille pour résoudre le conflit. Il n'est donc pas surprenant d’apprendre par exemple, que les femmes qui vivent loin du domicile parental sont les plus susceptibles d'être victimes de VBG. Ce paradigme signifie également que les conjoints sont rarement équipés de méthodes de résolution des conflits étant donné que cette tâche était souvent déléguée aux membres les plus âgés de la famille. Il a également été constaté que les jeunes hommes et femmes sont rarement préparés/éduqués à résoudre les conflits par eux-mêmes.

Facteurs économiques de la violence

De tous les enseignements recueillis au cours de cet exercice, les aspects économiques sont à prendre en considération car les problèmes financiers figurent en tête de liste. Il s'agit notamment de disputes sur la gestion financière au sein du foyer, de la violence économique, des tensions liées à la baisse et/ou au manque de revenus.

Ce que le COVID-19 a dévoilé sur la VBG dans les foyers

Lors du premier confinement, une forte hausse des plaintes policières et des cas de VBG en général a été enregistrée. Selon un rapport de l'Association tunisienne des femmes démocrates, plus de 7000 cas ont été signalés par le biais des services d'assistance téléphonique nationaux créés à cet effet.

Les personnes interrogées ont indiqué que la perte d'emploi constatée dans de nombreux secteurs était une grande source de stress et de tensions supplémentaires au sein des ménages. D'autres enseignements indiquent que la combinaison des facteurs générant le stress, causés par exemple par une perte de revenus, le fait de passer plus de temps ensemble et l'incertitude liée à la pandémie ont été des éléments déclencheurs de la violence.

Les problèmes financiers, un motif pour porter plainte

On a trouvé que le soutien familial et personnel constitue le premier facteur qui pousse les femmes à porter plainte. Le deuxième facteur incitant les femmes à saisir la justice est la perte d'activité et de moyens économiques par l’époux ou le dénuement économique de la femme par ce dernier.

Cela peut indiquer que les femmes seraient prêtes à résister dans un foyer extrêmement hostile du moment que leurs besoins financiers et ceux de leurs enfants soient satisfaits. Lorsque ce n'est plus le cas, elles ont un motif valable pour demander le divorce et/ou déposer une plainte. Ceci nous amène à l'un des aspects économiques les plus importants de la VBG : l'autonomie financière des femmes.

L'importance d'obtenir une justice « financière »

En Tunisie, les hommes mariés avec enfants sont obligés par la loi de subvenir financièrement aux besoins de leur famille. La violence économique est donc pénalisée. Ceci est applicable dans les cas où les conjoints vivent ensemble ou lorsqu'un divorce est prononcé. Après le divorce, la femme obtient presque automatiquement la garde de ses enfants surtout lorsqu'ils sont jeunes. Une allocation financière spécifique est déterminée par le juge, dont l’ex époux est redevable chaque mois. Le manquement à l'obligation de subvention aux besoins financiers peut entraîner une action en justice de la part de l’ex épouse dans les deux cas. 

En théorie, il existe des mécanismes permettant d'accélérer le processus de dépôt de plaintes concernant la "naf9a", terme désignant la contribution financière de l’ex époux, afin de s'assurer que les femmes puissent continuer à subvenir aux besoins vitaux de leurs enfants. Cependant, dans la pratique ce processus peut être lent et demander un long suivi. Les avocats à qui nous avons parlé estiment qu’il faut compter 2 à 3 mois au minimum pour obtenir une justice financière.

Pendant le COVID-19, ces processus étaient encore plus lents à cause des perturbations administratives, chose qui a constitué une raison pour de nombreuses victimes de retirer les plaintes. Une victime a affirmé : " Je n'ai pas obtenu de "naf9a" depuis 2018 malgré le dépôt de nombreuses plaintes ", une autre a fait état d'une attente de 15 mois pour obtenir la contribution financière de son ex-mari à cause des perturbations liées à la pandémie de COVID-19. Par ailleurs, nos interviewés ont fait état de plusieurs cas de corruption : "les hommes préfèrent payer un pot-de-vin pour "enterrer" le dossier plutôt que de payer l'intégralité de la somme due à leur épouse".

Si certaines femmes bénéficient du soutien de leur famille ou disposent de quelques revenus pour assurer la subsistance de leurs enfants, beaucoup sont entièrement dépendantes de cette contribution. Il ne faut donc pas s’étonner que plusieurs d’entre elles choisissent de résoudre les conflits de manière informelle ou de tolérer un certain niveau de violence si elles obtiennent un soutien financier de leur conjoint. C'est un facteur majeur qui dissuaderait les femmes de porter plainte. Une femme a déclaré : "Si je dépose une plainte, mon mari cessera de subvenir à nos besoins par rancœur ou pour faire pression et me pousser à me rétracter, ce qui veut dire que je pourrais rester sans revenus pendant des mois, je ne peux vraiment pas me le permettre".

L'autonomisation économique comme source d'aide directe et indirecte

Deux des ONG qui ont pour mission la protection et le soutien des victimes de VBG se trouvent dans des bâtiments où des sociétés de microcrédit sont également localisées. Les femmes qui travaillent dans ces ONG perçoivent l'autonomisation économique comme le moyen le plus efficace pour "tirer les femmes des ennuis et leur donner le courage de chercher une vie meilleure".

Une ONG nous a dit que bien qu'elle ne dispose pas de données quantitatives à ce sujet, elle pense qu'une grande proportion des femmes qui contractent des microcrédits sont victimes de violences. Dans une des régions que nous avons visitées, un système d'orientation informel a été mis en place pour enquêter sur la violence lorsque les femmes se présentaient pour contracter des microcrédits et rechercher des signes de soutien. Les femmes étaient ensuite orientées vers les ONG pour être conseillées par un personnel qualifié.

Une personne interrogée a indiqué que "Toute activité économique favorisant l'autonomie représenterait un pas vers la fin d'une relation violente. Un sèche-cheveux et quelques outils de coiffure peuvent suffire à remettre une femme sur pied. Beaucoup supportent la misère juste parce qu'elles sont dans une impasse financière et qu'elles désespèrent". De nombreuses femmes nous ont dit que l’autonomisation par le biais d'une formation professionnelle et d'un soutien financier pour exercer une activité économique renforce considérablement la confiance en soi et l’auto-efficacité. En outre, de nombreuses femmes ont affirmé que l’activité de la femme représenterait un frein la violence.

Selon plusieurs personnes interrogées, un partenaire violent qui sait que sa femme dépend de lui voudrait exercer une pression financière. Une femme nous a dit : "mon mari m'a dit qu'il ne me laisserait jamais travailler. Il percevait mon autonomie financière comme une menace, car ainsi je n'aurais pas à tolérer sa violence verbale". Une autre a déclaré : "mon mari savait qu'il ne pourrait jamais me frapper, j'étais financièrement indépendante, et il savait que je n'hésiterais pas à le quitter si la situation dégénère".

Croyances et Politiques

Nous abordons dans cette partie les croyances et les constructions sociales qui contribuent à perpétuer et à normaliser la VBG en Tunisie.

Constructions sociales de la masculinité en Tunisie et comment elles peuvent affecter la violence

Souvent, lorsque nous parlons de perceptions sociales et de VBG, nous pensons à la manière dont les femmes sont perçues, à leur statut et à leurs modèles dans une société. Cependant, comme mentionné ci-dessus, ces perceptions ont fortement évolué au cours des dernières décennies dans le contexte tunisien, parallèlement à d'autres changements dans les sphères juridique, économique et culturelle. De nombreux participants ont indiqué que les menaces contre ce modèle et ce statut masculin traditionnel peuvent déclencher des comportements violents, notamment des violences verbales et émotionnelles.

L'un de nos participants a déclaré : "Les hommes ne veulent pas vraiment être violents, mais quand on ne leur obéit pas et qu'ils ne réagissent pas, ils ont l'impression d’être vulnérables et ont peur d'être perçus comme faibles ou moins virils même par leurs épouses."

Honte et disgrâce : comment la communauté perçoit le signalement de la VBG.

La stigmatisation des femmes qui portent plainte pour VBG existe bien en Tunisie. Cependant, éprouver les sentiments de « honte » diffèrent d’un contexte social à l’autre. Dans les régions rurales et plus conservatrices, il est souvent perçu comme socialement indésirable pour une femme de dénoncer son mari car elle va à l'encontre des attentes conservatrices de la gestion des conflits conjugaux.

Une femme doit "préserver son image et celle de sa famille et ne pas parler de ces choses en dehors de la sphère familiale". D'autre part, le facteur " honte " dans les milieux plus progressistes provient du fait que la VBG est considérée comme primitive et arriérée. Une victime nous a confié : "J'avais tellement honte que mes voisins et mes amis découvrent que moi, une enseignante au lycée, une femme éduquée, je suis physiquement abusée par mon mari. Je serais passée pour une personne vulnérable".

Stéréotypes de genre et justice

Si les stéréotypes de genre sont en quelque sorte universels, nombre de ceux que nous avons notés au cours des entretiens sont spécifiques au contexte. Un des stéréotypes émergents est que les hommes ne sont pas entièrement maîtres de leurs sentiments et de leurs émotions et que la violence est souvent le produit d'un geste impulsif et réactif plutôt qu'un comportement prémédité.

"Il réagit simplement parce qu'elle l'a provoqué à plusieurs reprises et qu'il n'a pas pu se retenir". De nombreuses victimes auxquelles nous avons parlé ont déclaré que leur entourage leur dit souvent d'être patientes, que c'est la nature des hommes et que les femmes doivent "rester patientes" et qu'elles sont les plus responsables et matures au sein du couple.

On part souvent du principe que le comportement des femmes est souvent le déclencheur de la violence, et ce genre de stéréotypes influence la prise de décision tout au long du parcours juridique des victimes. Les acteurs des systèmes judiciaire, d'affaires sociales et de sécurité trouvent souvent des excuses aux conjoints violents en affirmant que leurs femmes "auraient dû être mieux informées et évité les propos provocants".

"Quand on écoute sa version, on peut comprendre pourquoi il a réagi de cette manière". Cette normalisation et justification du comportement violent ne sont pas rares et constituent un facteur important dans un processus où l'évaluation individuelle joue un rôle important dans la prise de décision à différents stades, notamment juridiques.

Conclusion

Notre voyage d'apprentissage a mis en évidence que beaucoup reste à faire en termes de formation, de standardisation des procédures et de vulgarisation, ainsi que de diffusion d'informations sur la manière dont la loi 58 est mise en œuvre. La conception d'expérience utilisateur peut être un bon point de départ pour imaginer des services plus empathiques et centrés sur les personnes et qui soient proches et facilement accessibles.

Les victimes sentent souvent qu’elles sont dans une position où elles doivent justifier leur statut de victime. Changer le paradigme des interactions dans les différents services est une étape nécessaire pour que les femmes se sentent en sécurité et pour les encourager à saisir la justice. 

Si la plupart des campagnes ciblent les femmes, les comportements des hommes et la masculinité ne font pas l'objet de tant d’attention. Les enseignements comportementaux pourraient être exploitées davantage dans le domaine de VBG. Enfin, les facteurs indirects qui sont fortement corrélés à la violence ou qui ont été identifiés comme des obstacles à saisir la justice, tels que les facteurs économiques ou l'accès à une justice "financière", doivent être davantage explorés et testés.