Business and Human Rights en Tunisie : le premier pas franchi par le PNUD

Par Takoua Tayari

27 janvier 2022

Pêcheurs à l’aube pendant le tournage des vidéos de sensibilisation produites par le PNUD, novembre 2021, Médenine

« Je travaille pour préserver ma dignité », ainsi répondait Mme Zeineb Gobtan, travailleuse dans une entreprise de transformation des produits de pêche à Zarzis (gouvernorat de Médenine), à ma question concernant le motif derrière son travail dans la chaîne de valeur de la pêche.

Pas de développement économique et social sans dignité et sans respect des droits humains. Certes, les activités des entreprises constituent une arme à double tranchant, pouvant avoir d’incidences positives et négatives sur la jouissance des droits humains. En effet, la réalité montre que les entreprises peuvent et enfreignent effectivement les droits humains lorsqu’elles n’accordent pas suffisamment d’attention à ce risque. 

A cet effet, le Programme des Nations Unies pour le développement a fait, à travers le plan d’initiation de projet (PIP) Business and Human Rights, réalisé dans le cadre du programme mondial sur l’Etat de droit et financé par le Royaume des Pays-Bas, le premier pas en vue d’une action sur Business and Human Rights (B+HR) en Tunisie.

Le PIP (exécuté entre juillet 2020 et décembre 2021) avait comme objectif global de promouvoir le respect des droits humains dans les chaînes de valeur des filières économiques : secteur de la pêche et activités annexes dans le gouvernorat de Médenine.

Activités réalisées :

Une panoplie d’activités ont été réalisées pour atteindre les objectifs du plan d’initiation de projet :

  1. Les missions de prise de contact avec les acteurs de la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine. 

Outre la présentation du plan d’initiation de projet B+HR, ainsi que ses possibles perspectives futures, ces missions ont permis d’approfondir les connaissances de l’équipe du projet sur les spécificités du secteur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine, d’analyser les dynamiques des acteurs de la chaîne de valeur et d’identifier les difficultés de la chaîne, auxquelles font face les divers intervenants, avec un focus particulier sur les travailleurs des entreprises, les petits pêcheurs indépendants et les femmes collectrices de palourdes qui, outre la pénibilité du métier, sont surexposé.e.s aux conditions difficiles de travail, partiellement ou totalement non-conformes aux standards de droits humains en matière du droit au travail décent, droit à la santé, droit à la protection sociale, droit à un environnement sain ect...

Visite conjointe du ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche Maritime et du PNUD à une entreprise de transformation des produits de pêche, septembre 2021, Médenine

    2. Organisation d’un atelier régional sur les entreprises et les droits humains

Lors de cet atelier, organisé à Djerba le 17 novembre 2021, l’équipe du projet a présenté les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, l’approche et le guide d’intégration progressive des standards des droits humains à respecter par l'État et les entreprises ainsi les différents mécanismes pour régler les litiges en lien avec les activités économiques au profit d’un public représentatif des acteurs institutionnels et non institutionnels de la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine. Les discussions ont permis d’analyser la situation du respect des droits humains dans la chaîne de valeur de la pêche à Médenine, les expériences comparées en matière de promotion des droits humains dans les chaînes de valeurs économiques, ainsi que le contenu et la forme que prendra le guide d’intégration des droits humains que le projet prépare en coordination avec les acteurs concernés.

    3.Organisation d’une mini-enquête de terrain en vue de mesurer les connaissances, perceptions et recommandations en matière de droits humains des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine 

Réalisation de la mini-enquête de terrain à Seguia, novembre 2021, Médenine

Réalisée sur la base d’un questionnaire élaboré conjointement avec le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche maritime auprès d’un échantillon de 224 personnes enquêtées par une équipe du PNUD, l’enquête a couvert l’ensemble des régions côtières du gouvernorat de Médenine.

L’appui des autorités régionales et locales, ainsi que des Groupements de Développement Agricole, a été incontournable en vue de faciliter la participation des acteurs originaires des diverses régions du gouvernorat de Médenine.

    4. Grace à l’appui du PIP Business and Human Rights du PNUD, le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche maritime a participé au nom de la Tunisie (pour la 1ère fois de son histoire) au Forum mondial des Nations Unies sur Business and Human Rights le 01 décembre 2021. L’intervention de M. Yassine Skandrani au nom du ministère a souligné l’originalité de la méthodologie suivie dans la mise en œuvre du plan d’initiation de projet et ses principales réalisations, dont notamment, l’initiation du dialogue public-privé sur le respect des droits humains dans la mise en œuvre des activités économiques. Pour visualiser l’intervention du ministère durant le Forum Mondial B+HR 2021, cliquer sur le lien ci-joint : https://media.un.org/en/asset/k1o/k1oiv0gabn  

    5. Organisation d’un cycle de formation/sensibilisation sur les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme au profit de 23 femmes collectrices de palourdes (de Boughrara, Gribiss, Khaoui El Ghedir, Zarzis et Ajim Djerba), de 40 pêcheurs (El Ketef, Boughrara, El Grine, Sedouikech et Houmet Essouk), de 20 représentant.e.s des organisations de la société civile et de 130 étudiant.e.s aux foyers universitaires à Djerba et à El F’ja à Médenine.

Activité de sensibilisation au profit des étudiant.e.s du foyer universitaire Ulysse, décembre 2021, Médenine

Ces cycles de formation ont permis aux acteurs d’exprimer leurs appréciations concernant le respect des droits humains et leurs recommandations pour en promouvoir la mise en œuvre. Ils/elles ont affirmé que le respect des droits humains est une responsabilité qui doit être partagée par tous les acteurs. Ils/elles ont réitéré l’importance, ainsi que le besoin de multiplier les activités de sensibilisation et de formation pour une meilleure connaissance et un meilleur respect des droits humains. 

Power walk, exercice de sensibilisation des membres des associations de la société civile à Médenine, décembre 2021, Médenine

    6. Les travaux de clôture du projet

    i.La consultation sur les entreprises et les droits humains 

La consultation été lancée à l’occasion de la journée internationale des droits de l’Homme les 10 et 11 décembre 2021 autour des trois piliers des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme  :

1/ Responsabilité de l’Etat de protéger les droits humains,

2/ Responsabilité des entreprises de respecter les droits humains,

3/ Accès à des voies de recours et de réparation en cas de violation des droits humains.

La consultation a été l’occasion de réunir les ministères concernés (ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche maritime, ministère de l’Environnement, ministère de la Justice, ministère du Tourisme), les commissariats régionaux, les municipalités, les organisations de la société civile et les organisations non gouvernementales, les syndicats, les femmes collectrices de palourdes, les pêcheurs, les agences du système des Nations Unies (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture FAO et Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme HCDH).

Consultation sur les entreprises et les droits humains, décembre 2021, Médenine

 

ii. Présentation des résultats de la mini-enquête 

Le lendemain de la consultation nous avons présenté la démarche suivie en vue d’élaborer le questionnaire de l’enquête, la conduite de l’enquête dans les diverses régions du gouvernorat de Médenine et les principaux résultats. L’enquête mesurant les connaissances, les appréciations et les recommandations en matière de droits humains des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine a touché un échantillon de 224 personnes.

Les acteurs ont validé une bonne partie des résultats de la mini-enquête et ont souligné l’importance d’élargir l’échantillon afin qu’il soit statistiquement représentatif, en vue de dresser un bilan plus réaliste de la situation des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche.

Participant.e.s à la présentation des résultats de la mini-enquête, décembre 2021, Médenine

   

  iii. Présentation des travaux de recherche : approche et guide d’intégration progressive des droits humains dans la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine.

Les projets de l’approche et du guide d’intégration progressive des standards de droits humains et des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme dans la chaîne de valeur de la pêche à Médenine ont été élaborés sur la base des acquis du système juridique tunisien en matière de respect des droits humains et de gouvernance des entreprises, des bonnes pratiques internationales, ainsi que sur la base des normes, recommandations et des standards internationaux appliqués en particulier au secteur de la pêche.

La présentation des travaux liés au développement de connaissances a constitué une étape cruciale dans l’exécution du plan d’initiation du projet B+HR et pour l’élaboration de la version finale de ces travaux. Grâce à la présence des représentant.e.s des acteurs clés concernés de la chaîne de valeur de la pêche du gouvernorat de Médenine, le contenu du projet de guide a été discuté et évalué et sera révisé afin de conclure à une version conforme aux attentes et aux aspirations de toutes les parties prenantes de la chaîne de valeur de la pêche qui sera vulgarisée et diffusée.

Constats et leçons apprises

L’expérience du PIP Business and Human Rights nous a permis de dégager des leçons et des bonnes pratiques, qui seront prises en compte pour les développements futurs de cette matière en Tunisie. Ainsi, voici un aperçu des principales leçons apprises :

- La chaîne de valeur de la pêche emploie plus de 11.000 personnes (directement et indirectement), dont environ 7.000 femmes collectrices de palourdes, avec une tendance à hériter ce métier au sein des familles. Les dernières années ont été marquées par un nombre croissant de migration clandestine des jeunes de la région, et, par conséquent, la réduction du nombre des jeunes pêcheurs. Le travail quotidien des différents acteurs du secteur de la pêche est marqué globalement par de nombreux défis liés à aux conditions de travail et à la pénibilité de l’activité, la gouvernance du secteur, au contexte socioéconomique et aux changements climatiques et environnementaux. Tous ces défis impactent le rapport de la population, en particulier les jeunes, à l’employabilité et à l’engagement dans la profession et contribuent à accentuer le phénomène de migration illicite dans la région. Le secteur informel dans la pêche présente aussi un facteur principal de tensions, d’instabilité et de surexploitation des ressources.

- Le cadre législatif tunisien n’est pas totalement adapté aux évolutions que le secteur de la pêche a connu en Tunisie. Les acteurs de la chaîne de valeur de la pêche ont souligné le besoin de réviser le cadre législatif des activités de pêche afin de les adapter au contexte (problèmes actuels rencontrés par les acteurs, disponibilité des ressources, exploitation développée des produits de la pêche, techniques de pêche en évolution continue, …).  

- Les connaissances des populations en matière de droits humains sont limitées. Cela peut s’expliquer par un nombre de facteurs dont le taux d’analphabétisme élevé, une société civile spécialisée quasiment absente dans les régions défavorisées (notamment à Jedaria, Ketef ou El Grine), un rôle limité des groupements professionnels pour sensibiliser les adhérents et bénéficiaires sur leurs droits et une implication restreinte des employeurs/entreprises à sensibiliser et/ou former ses employées sur les droits humains, le droit applicable aux contrats, aux assurances, à la couverture sociale, aux standards de l’hygiène et de la santé. 

- La mise en œuvre du PIP a permis d’analyser certaines dynamiques entre les acteurs du secteur de la pêche et des intervenants représentants l’Etat. L’action de l’Etat reflète la difficulté de cet acteur à assumer certaines obligations en matière de mise à disposition des services de base auprès des populations et de mettre fin à l’impunité des acteurs impliqués dans la violation de la législation nationale. Soucieux de générer des profits à cout réduit de manière durable, le secteur privé fournit des efforts limités afin de prendre en considération le respect des droits humains et de la législation nationale dans le cadre de leurs activités. Faute de mécanismes de sensibilisation, de contrôle et de suivi effectifs des recommandations imposées lors des inspections, l’action des entreprises en faveur d’une meilleure intégration du respect des droits humains dans leurs actions demeure tributaire de l’engagement des dirigeants, relativement importante et, selon une logique financière, relativement couteuse. 

- L’approche participative, inclusive et interactive suivie dans l’exécution du plan d’initiation de projet a été bénéfique. Elle a permis de faciliter le dialogue entre les différents acteurs dont les centres d’intérêts sont parfois opposés, elle a permis également de situer avec précision les dysfonctionnements relatifs au respect des droits humains dans la chaîne de valeur de la pêche et a consolidé la confiance entre l’équipe du projet et les acteurs concernés. Cette approche a été adoptée dès le lancement du PIP et a été progressivement adaptée et améliorée tout au long de son exécution et en tenant compte des ajustements imposés par la réalité du terrain.

Pêcheurs discutant les défis au respect des droits humains dans l’exercice du secteur de la pêche, décembre 2021, Médenine

 

Résultats atteints

• L’analyse approfondie des spécificités du secteur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine, des performances et dynamiques des acteurs à travers les entretiens a été réalisée lors des missions de terrain et complétée par la mini-enquête mesurant les connaissances, les perceptions et collectant les recommandations auprès d’un échantillon de 224 personnes des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche (pêcheurs, femmes collectrices de palourdes, travailleurs des entreprises);

• Les autorités publiques (ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche maritime, ministère de l’Environnement et ministère de la Justice) centrales et régionales, entreprises privées, travailleurs, pêcheurs, femmes collectrices de palourdes, syndicats, société civile et monde académique sont sensibilisés et motivés d’intervenir en vue d’améliorer le respect des droits humains dans la chaîne de valeur de la pêche et l’intégration des principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme ;

• Des outils de sensibilisation ont été produits portant principalement sur les populations en situation de vulnérabilité de la chaîne de valeur de la pêche, dont une vidéo de sensibilisation sur les violences économiques subies par les femmes dans le cadre du travail et des vidéos mettant l’accent sur le vécu des pêcheurs, travailleurs des entreprises et femmes collectrices de palourdes. 

• Un dialogue entre les acteurs institutionnels, privés, syndicats, individus, associations et monde académique a été lancé et permet déjà d’identifier les défis au respect des droits humains dans la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine et les améliorations à apporter au niveau des politiques, des actions concrètes à mener en vue des actions de d’amélioration des conditions de travail, de formation et de plaidoyer ;

Participante.s à la présentation des travaux de recherche du PIP, décembre 2021, Médenine

Une approche d’intégration progressive des standards de droits humains et des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme a été élaborée à la lumière des expériences comparées de projet Business and Human Rights et adaptée au contexte tunisien, présentée, discutée et enrichie lors des activités destinées aux acteurs de la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine ;

• Un projet de guide d’intégration progressive des standards de droits humains dans la chaîne de valeur de la pêche à Médenine a été élaboré à la lumière des discussions avec les acteurs de chaîne, qui sera enrichi et adapté lors des rencontres avec lesdits acteurs en 2022.

Ce premier pas franchi par le Programme des Nations Unies pour le développement n’a pas été sans défis, notamment à cause de la pandémie du COVID-19 et les mesures prises afin d’en limiter la propagation et, de surcroît, en raison de la sensibilité de la discussion, pour certains acteurs, des questions liées aux droits humains pour la première fois.

Les réflexions, la démarche et les activités à réaliser continueront à être participatives, inclusives et interactives en vue de faciliter une action multidimensionnelle améliorant les connaissances et les capacités des acteurs et des populations pour promouvoir le respect des droits humains dans le cadre des chaînes de valeurs économiques. Certes un premier pas franchi par le PNUD, mais pas le dernier, eu égard de l’intérêt manifesté par les acteurs concernés, des actions déjà planifiées et des initiatives en cours de programmation. 

Réalisation de la mini-enquête de terrain, novembre 2021, Médenine