Business and Human Rights en Tunisie : célébration du 10ème anniversaire des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme (16 juin 2011- 16 juin 2021)

16 juin 2021

 

Blog rédigé par M. Corrado Quinto (Conseiller Technique Principal) et Mme Takoua Tayari (Business and Human Rights Administrator) - Equipe Justice et droits humains du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en Tunisie.

 

« L’économie mondiale restera fragile et vulnérable aux effets de tous les maux en ‘isme’ qui caractérisent l’après-guerre froide : protectionnisme, populisme, nationalisme, chauvinisme, fanatisme et terrorisme. […] Ce qu’il nous faut donc trouver, c’est le moyen d’asseoir le marché mondial sur une série de valeurs communes » - ainsi déclara M. Kofi Annan, ancien Secrétaire général des Nations Unies lors du Forum économique mondial de Davos le 31 janvier 1999.

C’est ce discours prophétique du Secrétaire général de l’ONU qui a initié un dialogue avec le secteur privé en vue de donner un visage humain aux activités économiques. Un dialogue qui a abouti, une décennie plus tard, précisément le 16 juin 2011, à l’adoption des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme dont on célèbre le dixième anniversaire aujourd’hui.

Une célébration ambivalente, car, d’une part, se déroulant dans un contexte mondial marqué par l’incertitude et l’instabilité à cause de la pandémie COVID-19, et, d’autre part, annonçant le lancement des activités du plan d’initiation de projet (PIP) Business and Human Rights (B+HR) du PNUD en Tunisie ; un projet qui constitue une première mise en œuvre en Afrique et dans le monde arabe de cette initiative globale du PNUD renforçant la protection et le respect des droits humains dans le cadre des activités économiques, ainsi que l’accès à des voies de recours efficaces pour les particuliers et les groupes lésés par ces activités.

Ce blog constitue une contribution à la vulgarisation du contenu des Principes directeurs des Nations Unies et un aperçu sur notre projet B+HR en Tunisie.

Les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme » (en anglais, Guiding principles on Business and Human Rights) ont été élaborés par M. John Ruggie, le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies chargé de la question des droits de l’Homme et des sociétés transnationales et autres entreprises. Ce mandat lui avait été confié en 2005 par la Commission des droits de l’Homme de l’ONU pour répondre aux préoccupations croissantes suscitées par les conséquences des activités économiques sur les droits humains et pour apporter davantage de lumière sur les responsabilités des entreprises, notamment du secteur privé, dans le domaine des droits humains.

Le Conseil des droits de l’Homme a approuvé les Principes directeurs dans sa Résolution 17/4 du 16 juin 2011 (d’où la célébration du dixième anniversaire de leur adoption), mais ces Principes ont été élaborés suite à un long processus (2005-2011) de débats approfondis tenus avec tous les groupes de parties prenantes, dont les gouvernements, les entreprises et les associations professionnelles, les particuliers et les collectivités directement concernés par les activités des entreprises dans diverses parties du monde, la société civile et les spécialistes des nombreux domaines du droit et de la politique abordés par lesdits Principes.

Les trente-et-un (31) Principes directeurs reconnaissent principalement :

1) Les obligations existantes qui incombent aux États de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits humains et les libertés fondamentales, ce qui suppose des politiques, des règles et des recours appropriés ;

2) Le rôle dévolu aux entreprises, tenues de se conformer à toutes les lois applicables et de respecter les droits de l’Homme, autrement dit de faire preuve de diligence raisonnable pour s’assurer de ne pas porter atteinte aux droits d’autrui et de mettre fin aux incidences négatives dans lesquelles elles ont une part ;

3) La nécessité que les droits et obligations s’accompagnent des voies de recours appropriées et efficaces en cas de violation (la nécessité d’un accès plus effectif à des mesures de réparation, tant juridictionnelles que non juridictionnelles).

En effet, chaque pilier de ces Principes est une composante essentielle d’un système interdépendant et dynamique de mesures de prévention et de réparation : l’obligation de protéger incombant à l’État, la responsabilité des entreprises de respecter les droits humains et l’accès à des mesures de réparation parce que même les efforts les plus concertés ne peuvent pas prévenir les pratiques abusives.

Les Principes directeurs s’appliquent à tous les États et à toutes les entreprises, transnationales ou autres, indépendamment de leur taille, de leur secteur, de leur lieu d’implantation, de leur régime de propriété et de leur structure.

Ils doivent, de surcroît, être appliqués d’une manière non discriminatoire, en accordant une attention particulière aux droits et aux besoins, ainsi qu’aux difficultés, des individus appartenant à des groupes ou des populations susceptibles de devenir vulnérables ou d’être marginalisés, en accordant une importance aux risques différents auxquels s’exposent les populations, ne laissant personne pour compte (Leave No One Behind).

À quoi servent ces Principes directeurs ? Et comment faut-il les interpréter ?

La contribution des Principes directeurs sur le plan normatif ne consiste pas à créer de nouvelles obligations juridiques internationales mais à préciser les conséquences découlant des normes et pratiques existantes pour les États et les entreprises, à intégrer ces normes et pratiques dans un seul modèle de portée globale qui soit logiquement cohérent, à recenser les cas où le régime en vigueur se montre insuffisant et à voir comment il convient de l’améliorer.

Ces Principes directeurs ne sont pas conçus pour autant comme une boîte à outils à prendre et utiliser. Certes, ils sont en soi universellement applicables mais leurs modes d’application illustrent le fait que nous vivons dans un monde qui compte 193 États Membres de l’ONU, plus de 80 000 entreprises transnationales, 10 fois plus de filiales et des millions d’entreprises nationales, dont la plupart sont des petites et moyennes entreprises.

Ainsi, au stade des moyens de mise en œuvre, aucune solution unique ne s’impose. Les Principes directeurs offrent un modèle pour agir, en fixant des paramètres dans le cadre desquels il convient que les États et les entreprises élaborent des politiques, des règles et des processus en fonction du rôle qui est le leur et de leurs particularités.

Ils apportent aux États des éclaircissements sur les implications du devoir qui leur incombe de protéger les droits humains contre les dommages induits par les entreprises, notamment pour ce qui est de veiller à ce que les personnes touchées par les activités d’entreprises puissent avoir accès à des recours efficaces.

Ils offrent aussi aux entreprises des conseils pratiques sur les mesures à prendre pour s’assurer qu’elles respectent bien les droits reconnus sur le plan international et pour remédier à toute répercussion de la violation de ces droits. Le dispositif d’ensemble ainsi constitué permet de disposer d’un cadre commun pour agir et établir les responsabilités, et donc pour évaluer le comportement des États comme des entreprises.

Un groupe de travail sur la question des droits de l’Homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, composé de cinq experts indépendants, a été créé par le Conseil des droits de l’Homme en 2011, dont le mandat permet principalement de promouvoir la diffusion et l’application efficaces et globales des Principes directeurs et de mettre en évidence, partager et promouvoir les bonnes pratiques et les enseignements découlant de la mise en œuvre des Principes directeurs et de procéder à des évaluations et de formuler des recommandations s’y rapportant.

Carte préparée par M. Livio Sarandrea, UNDP Lead Adviser on Business and Human Rights

 

Un contexte tunisien propice à la mise en œuvre des Principes directeurs

En 2011, les revendications « Travail, Liberté et Dignité nationale » ont été le moteur de la Révolution tunisienne. Depuis, et malgré des avancées vers l’établissement d’un État de droit, la situation économique du pays (taux de croissance de –3% et taux d’inflation de 5% en mai 2021 selon l’Institut National de la Statistique), engendrant un taux de chômage élevé (17.8% au trimestre 1 de 2021 selon l’INS) affecte de manière directe la stabilité et la sécurité du pays. Les préoccupations liées au respect, à la promotion et à la protection des droits humains, associées à la lenteur dans la mise en place de la Cour constitutionnelle, de l’Instance des droits de l’Homme et dans la concrétisation du processus de justice transitionnelle (la justice transitionnelle permet de dévoiler la vérité relative aux violations des droits humains, la lutte contre l’impunité et la mise en place des réformes nécessaires garantissant la non-répétition) suscitent des interrogations sur les réalisations de la période de transition, dix ans après le début de la Révolution en 2011.

Les défis politiques, économiques, sociaux et environnementaux auxquels la Tunisie fait face reflètent la multitude des facteurs de vulnérabilités que la transition démocratique a dévoilés. Ces vulnérabilités se sont accentuées à cause de la crise qu’a engendrée la pandémie COVID-19, qui touche la Tunisie depuis le début du mois de mars 2020 et qui a pu révéler la fragilité de certains secteurs et leur incapacité à survivre pendant des circonstances exceptionnelles. Le secteur de la pêche n’y échappe pas. L'importance des pratiques économiques responsables a été plus que jamais soulignée par ce contexte de crise sanitaire mondiale.

En effet, l’analyse du contexte révèle la vulnérabilité de la situation socio-économique des pêcheurs, accentuée par la fermeture des hôtels, restaurants, et autres établissements de loisirs et d’hébergement à cause du confinement général et du couvre-feu, sauf exception, ainsi que la suspension de l’exportation du poisson pendant la fermeture des frontières tunisiennes et autres qui constituent les premiers demandeurs du service de la pêche en Tunisie. La difficulté de la commercialisation des produits de la pêche, le coût élevé de la conservation du poisson ainsi que la situation sociale critique des acteurs de la chaîne de pêche suscitent de sérieuses craintes de la part des entrepreneurs, travailleurs, acteurs sociaux dans le domaine, notamment en cas de perpétuité de la crise.

 

Le plan d’initiation de projet du PNUD sur B+HR

 

Réunion de présentation du projet B+HR au ministère de l'Agriculture, des Ressources Hydrauliques et de la Pêche maritime, 12/01/2021

Exécuté en étroite collaboration avec le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche maritime, le projet « Business and Human Rights  : promotion et protection des droits humains dans les chaînes de valeur des filières économiques : chaîne de valeur de la pêche dans le Gouvernorat de Médenine » s’inscrit dans l’effort global d’intégrer les droits humains dans les stratégies de développement économique, comme recommandé par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies, dans sa Résolution 17/4, qui encourage le système des Nations Unies dans son ensemble à contribuer à l’avancement du débat relatif à la question des entreprises et des droits de l’Homme et à la diffusion et l’application des Principes directeurs.

Notre projet B+HR contribue également à la mise en œuvre du « Global Programme on Strengthening the Rule of Law and Human Rights for Sustaining Peace and Fostering Development», dont le PIP B+HR est financé par les Pays-Bas, afin de garantir l’adoption d’un modèle de développement durable, équitable et inclusif, à travers, notamment, le préalable du renforcement de l’État de droit et la garantie d’accès à la justice.

En conformité avec les axes de développement humain, inclusion sociale et bonne gouvernance développés dans le Plan-cadre des Nations unies pour le développement (ancien UNDAF) et le Country Programme Document du PNUD, le projet vise à promouvoir l’adoption d’un modèle de développement économique pouvant contribuer à la réalisation du principe de justice sociale et au respect des droits humains. Centré autour de l’Objectif de Développement Durable 16+, le projet se fixe l’objectif de faire face aux défis spécifiques du contexte tunisien relatifs aux violations des droits humains et à l’accès à la justice, avec une attention particulière aux droits socio-économiques.                                                 

Le projet contribue aussi à répondre aux recommandations adressées à la Tunisie par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Conseil économique et social, lors du troisième cycle de l’Examen périodique universel en 2016, ainsi qu’aux recommandations, élaborées lors du même Examen périodique universel, relatives à la protection des droits humains, au respect des normes internationales du travail, ainsi qu’à la protection de l’environnement et à la lutte contre la corruption.

Selon une approche inclusive et de dialogue, notre projet œuvre à ce que l’ensemble des acteurs intervenant dans la chaîne de valeur de la pêche à Médenine assurent un plaidoyer efficace, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle de leur région et filière, pour une meilleure prise en compte des droits humains et du genre dans leurs activités économiques respectives, et ce conformément aux standards internationaux et aux engagements nationaux de la Tunisie.

Le projet se concentre dans cette phase d’initiation sur :

Ø  Le renforcement de capacités des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche de façon à appliquer les obligations en matière des droits humains, dans la chaîne de valeur d’un secteur économique à forte employabilité, celui de la pêche, dans une région de développement prioritaire de la Tunisie, à savoir Médenine ;

Ø  La motivation des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche à initier des plans ou processus d’intégration, dans une dynamique participative, inclusive et expérimentale, des standards internationaux en matière des droits humains dans leurs activités économiques.

Réunion au secrétariat général du Gouvernorat de Médenine, Médenine le 27/05/2021

Les premières missions sur le terrain permettent de présenter le projet B+HR aux acteurs de la chaîne de valeur de la pêche dans le gouvernorat de Médenine. Elles s’inscrivent dans le cadre de l’activité préparatoire pour la réalisation d’un état des lieux (enquête de perception/motivation/appréciation des écarts de capacités en matière de respect des droits humains) auprès d’un échantillon d’acteurs institutionnels et non institutionnels de la chaîne de valeur de la pêche.

Ces rencontres qui se déroulent principalement sur Djerba, Zarzis et Ben Guerdane, nous permettent d’identifier les acteurs publics et privés (les pêcheurs, les acteurs des activités de transformation, de restauration, d’hôtellerie), de la société civile et du monde académique et de la recherche qui bénéficieront des activités de renforcement des capacités et contribueront au dialogue lancé par le PNUD sur Business and Human Rights.

La mise en œuvre du projet permet, en outre, le développement et le partage des connaissances acquises lors de ce processus d’expérimentation et d’apprentissage qui serviront dans la mise en œuvre d’un projet conjoint sur B+HR permettant de promouvoir la diffusion et l’application efficaces des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme.

Réunion avec des représentants des acteurs de la chaîne de valeur de la pêche, Zarzis le 28/05/2021

Références

-          Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme : https://www.ohchr.org/documents/publications/guidingprinciplesbusinesshr_fr.pdf

-          Résolution 17/4 du Conseil des droits de l’Homme du 16 juin 2011 : https://undocs.org/pdf?symbol=fr/A/HRC/RES/17/4

-          La responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’Homme- Guide interprétatif : https://www.ohchr.org/Documents/Publications/HR_PUB_12_2_fr.pdf