Une crise pas comme les autres : la fragilité des pays arabes face au COVID-19

Par Adel Abdellatif et Ellen Hsu

ONU Développement
7 min readApr 7, 2020
Au 30 mars 2020, des cas de COVID-19 avaient été confirmés dans 20 pays arabes. Photo : PNUD Palestine — Ahed Izhiman

Dans son livre de 2014 « The Butterfly Defect » (le défaut papillon), le professeur Ian Goldin souligne l’augmentation des risques systémiques résultant de la mondialisation. Jouant sur les mots ‘effet’ et ‘défaut’, il met en évidence les risques associés à un monde hautement connecté et intégré. Dans un chapitre consacré au risque systémique des pandémies, il anticipe la crise actuelle en démontrant comment les facteurs suivants sont la preuve « des conséquences systémiques profondes et potentiellement catastrophiques » d’une éventuelle pandémie :

1. Le risque de connectivité — dû à la densité et à l’intensité des points de contact entre humains, mais aussi entre humains et animaux ;

2. Le risque de concentration — dû au fait que de plus en plus de personnes vivent dans des mégalopoles où les inégalités excluent une proportion de la population de services de base tels que l’assainissement, l’eau potable et les soins médicaux ;

3. Le risque de contagion “sociale” — compte tenu de la diffusion quasi instantanée des informations et des rumeurs à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux.

Une crise systémique

La première crise systémique du 21ème siècle, la crise financière de 2008, a mis en lumière la vraie fragilité de notre monde interconnecté. Malgré le caractère global de cette crise, de nombreux pays arabes ont alors évité le pire, de par leur isolement relatif au système financier international. La pandémie de COVID-19 est une toute autre histoire. Avec près de 700 000 cas et plus de 30 000 décès dans 202 pays à travers le monde au 30 mars, elle s’est déjà propagée dans presque tous les pays de la région arabe.

« Nombre de cas de Covid-19 dans le monde Arabe » au 30 mars 2020 (Source : OMS)

Il est important de garder à l’esprit que les chiffres officiels ne donnent pas forcément une idée précise de la situation car ils ne représentent qu’une fraction du nombre réel de cas et qu’ils sont continuellement mis à jour. Enfin, les pays qui signalent peu ou pas de cas — comme la Libye, la Syrie, le Yémen, le Soudan, la Somalie, Djibouti, au moment de la rédaction de ce texte — n’ont pas les capacités de dépistage pour identifier les cas. Il faut agir de toutes façons.

Au-delà de son impact sur la santé, cette pandémie frappe tous les aspects de la société. Son caractère unique vient du fait que nous sommes confrontés pour la première fois à une crise mondiale multidimensionnelle. Dans un Ted Talk de 2006, l’épidémiologiste Larry Brilliant avait partagé les prédictions de ses collègues sur une éventuelle pandémie : 1 milliard de personnes seraient malades, pas moins de 165 millions de personnes mourraient, et le tout s’accompagnerait d’une récession avec un coût pour l’économie mondiale de 1 à 3 milles milliards de dollars. Les premières estimations de l’impact de la pandémie actuelle semblent donner raison à ces projections.

Un rapport de la CNUCED (en anglais) publié le 9 mars parle de retombées éventuelles de 2 000 milliards de dollars. Selon les premières estimations de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (PDF, anglais), le monde arabe pourrait perdre au moins 42 milliards de dollars de PIB et pas moins d’1,7 million d’emplois en 2020. Un ralentissement économique mondial prolongé aura aussi un impact négatif sur les progrès de la région envers la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), menaçant de perturber les efforts de développement dans tous les secteurs. Bien qu’elles soient une composante nécessaire de notre réponse au virus, des mesures telles que les fermetures d’écoles menacent également tous les aspects de la vie sociale et économique et ont le potentiel de devenir de vastes défis pour les progrès de développement.

Crise sur crise : entre Coronavirus et fragilité

Dans une région déjà touchée par des conflits prolongés et violents, et abritant de nombreuses personnes déplacées, réfugiées et migrantes, une pandémie de cette ampleur risque d’aggraver les fragilités préexistantes des pays vulnérables et de fragiliser ceux à revenu intermédiaire et élevé. Le niveau de préparation des pays, leurs capacités institutionnelles ainsi que l’efficacité de leur intervention vont en grande partie déterminer comment ils sortiront de cette crise. Or, dans l’évaluation des capacités de sécurité sanitaire du Global Health Security Index, la région arabe ne se place en moyenne qu’en 122ème sur 195 (soit dans le 37ème centile).

Une femme se fait tester pour la tuberculose en Irak. Photo : AFP

L’importance des gouvernements

Dans les pays à revenu intermédiaire, les lacunes institutionnelles et la faible gouvernance peuvent entraver la mise en œuvre de mesures rapides, coordonnées et fortes et exposer les citoyens à de nouveaux chocs.

Le baromètre arabe (PDF, anglais) démontre d’année en année comment le peu de confiance dans les gouvernements pèse sur la région. Le manque de données fiables complique la réponse à la crise et soulève le défi d’une communication transparente avec le public. Selon l’Open Data Inventory, qui évalue la couverture et la transparence des statistiques officielles fournies par les bureaux nationaux de statistique, les données sur le secteur de la santé manquent à l’appel dans les pays arabes à faible revenu tels la Mauritanie et Djibouti, mais aussi dans les pays à revenu élevé et intermédiaire comme au Liban, en Libye et aux Emirats Arabes Unis.

Cela dit, la situation dans les pays fragiles où sévissent conflits et violences reste la plus préoccupante. Le 23 mars, le Secrétaire général des Nations Unies a appelé à un cessez-le-feu mondial face au COVID-19. En Syrie, des années de conflit ont déjà détruit les infrastructures et décimé le système de santé. Rien qu’en 2018, 308 attaques contre le système de santé ont été signalées dans l’État de Palestine — le plus au monde ; 257 en Syrie ; 53 au Yémen et 47 en Libye.

Un jeune Libanais regarde les tentes d’un camp pour réfugiés syriens installé dans le village de Gaza, à l’est du Liban. Photo : Dalia Khamissy / PNUD Liban

Certains de ces pays sont moins connectés au trafic mondial, ce qui pourrait les isoler temporairement du virus, mais une fois que la transmission communautaire deviendra réalité, ils n’auront ni les outils, ni la capacité d’y répondre efficacement. En Libye et au Yémen, où des factions concurrentes contrôlent différentes parties du territoire, toute perspective d’une action cohérente et rapide est faible.

La pandémie menace également la sécurité alimentaire et la fourniture d’assistance alimentaire, en particulier pour ceux qui dépendent de l’aide humanitaire. Dans la région, en septembre 2019, cela représentait 20 millions de Yéménites, 6,5 millions de Syriens, 1,6 million de Somaliens et 5,8 millions de Soudanais. Les périodes de crise affectent inévitablement les plus vulnérables de manière disproportionnée — les travailleurs migrants, les habitants des zones rurales et des bidonvilles, les femmes, les chômeurs, les réfugiés vivant dans des camps. Alors qu’une nouvelle crise humanitaire se profile, nous devons nous efforcer de minimiser l’impact sur les populations les plus vulnérables du monde.

Une réponse de l’ensemble de la société

La pandémie souligne l’importance d’un gouvernement efficace capable de mobiliser rapidement l’ensemble de ses institutions et d’adopter une approche pangouvernementale en impliquant des acteurs tels que le secteur privé, les médias et les organisations de la société civile. Les chefs religieux, en particulier, détiennent une autorité morale importante dans de nombreux pays arabes, et tirer parti de leur position peut s’avérer vital pour l’engagement communautaire au niveau local. Les plateformes de médias sociaux sont un autre canal au travers duquel lequel les gouvernements peuvent sensibiliser et atteindre directement les citoyens. Plus largement, le rôle des technologies numériques dans la gestion d’une telle crise émerge à mesure que l’apprentissage, les services gouvernementaux et les entreprises migrent en ligne. L’adoption d’outils de prévision et d’alerte précoce peut également permettre aux pays de mieux se préparer aux futures épidémies (PDF, anglais)– qui devraient se produire plus fréquemment. Avec près de la moitié de sa population (PDF, anglais) n’utilisant toujours pas Internet, le monde arabe doit impérativement accélérer ses efforts de numérisation.

Une fille fait ses devoirs à la maison au Yémen. Photo : PNUD Yémen

S’il y a encore de nombreuses inconnues dans cette tragédie, nous pouvons être sûr que cette crise va nous mener à repenser nos sociétés et exigera une action collective et une solidarité entre les gouvernements, les citoyens et les organisations internationales. En soutenant les pays au cours des trois étapes de la pandémie — la préparation, la réponse et le relèvement — le PNUD s’engage à les aider à minimiser les conséquences immédiates du COVID-19 tout en renforçant leur résilience à long terme face à d’éventuelles crises futures.

Adel Abdellatif est directeur adjoint, a.i., et Conseiller stratégique principal au Bureau régional du PNUD pour les États arabes. Ellen Hsu est chercheuse au même bureau.

--

--

ONU Développement

À l’œuvre pour éliminer la pauvreté et transformer notre monde #Pour2030. Rendez-vous sur www.undp.org/fr